Série des Images rémanentes.
Insaisissable mémoire qui joue parmi ces regards figés, cristallisés derrière les visages de bois.
Tanoe Ackah artiste plasticienne héritage mémoire afro diaspora
envelopper
Texte de Marc AUFRAISE
« Que celui qui me regarde et qui me lit se regarde et lise sa propre histoire car celle-ci n’est plus
la mienne », Les Géants sont tombés
​​​​
​Psychés
Depuis Les Géants sont tombés (auto-édition, 2018), récit inaugural auto-fictionnel, Tanoé Ackah modèle les images et les mots qui l’ont bouleversée ; entre la Côte d’Ivoire et la France, à l’école ou dans la rue, dans les livres et les mythes ; dans les rêves engendrés par ces inextricables mélanges.
De ces mémoires denses, débordants comme un fleuve en crue, elle puise des couleurs, des textures, des sensations, des émotions, des personnages. Chacune de ses œuvres est un palimpseste. Des histoires qui parlent de son enfance et d’un âge d’or illusoire. De ses racines et d’arrachement. Qui mettent en scène ses ancêtres et ses fétiches. À lire ses textes, à voir ses images, à vivre ses performances, moi l’étranger je suis saisi, submergé. Ses œuvres me touchent car elles parlent d’enfance et d’âge d’or. De racines et d’arrachement. Qu’elles mettent en scène les ancêtres et les fétiches. Je vois mon reflet dans sa psyché.
​​​
​
​
​
​
​
​​​​
​
Masques
Masque sans visage, figure insaisissable, Zamblé hante ses souvenirs. Les visages de Zamblé (2018), série de 7 gravures à l’eau-forte, tente de fixer cette apparition obsédante : des formes flottantes, noires et blanches, plus ou moins contrastées, marquées de stries. Suspendues en cercle elles cernent celui ou celle qui cherche à percer son mystère. Elles possèdent également les pages de Zinimo, la mère, l’enfant et le Géant (leporello auto-édité, 2018), fable initiatique où ses craintes et désirs d’enfant s’entremêlent à des épisodes de contes traditionnels. Zinimo, la mère dévoreuse au sein unique et énorme, anéantie par le Géant, devient graine, offerte à la dévoration de sa fille.
Une graine, principe d’un temps cyclique où ce qui est advenu adviendra. Lorsqu’elle offre des bulbes de Lis de Pluie pour Le Semis (performance, 2023), Tanoé Ackah souhaite que la fleur-souvenir de son jardin éclose chez nous. Elle nous invite à la rejoindre dans le cercle du temps, dans l’espace d’une mémoire commune.
Visages dans le sable (2018-24) poursuit la quête du masque de Zamblé. Son essai auto-édité accompagné de 9 photographies emprunte la voie ouverte par le film d’Alain Resnais et Chris Marker, Les statues meurent aussi (1953). Les masques Dan et Gouro abandonnés à Abidjan, à moitié enterrés ou emballés comme des marchandises bon marché interpellent encore :« Que nous reste-t-il sur les marchés ? Des sculpteurs et leurs enfants mort-nés ? Faux géants ? »
Entre 2023 et 2025, elle parcourt les chemins de Côte d’Ivoire pour réaliser Un Géant secoue sa poussière. Dans ce triptyque vidéographique, elle rêve, elle manipule les vestiges et elle retrouve la trace des masques, de son masque vivant. Sous la chaleur et aux sons des chants et des percussions, « il danse et tourne sur lui-même, fait voler sa robe ; s’abattant sur moi, il couvre lentement ma colère » ; il secoue la poussière du temps.
​
Chimères
Avec les Portraits de famille et Les cousines (photomontages, 2016 et 2024), Tanoé Ackah réunit une troupe d’intimes. Ces êtres hybrident les archives familiales et les représentations d’artefacts symboliques. Dans les Portraits de famille, les visages et les masques se fondent, prisonniers d’un système de carcans rectangulaires colorés. Ils nous toisent. Qui les regarde s’arrête, dévisagé.
Les Cousines ont été remembrées après avoir été découpées au scalpel. Photographies personnelles, images de fleurs, d’animaux et d’icônes de la culture populaire, ces grandes cartes postales exotiques auraient leur place dans le Musée ethnographique d’Hannah Höch. Collée sur son carton, la cousine Fée – tête de Cendrillon, silhouette dansante vêtue d’une robe moitié léopard, moitié blanche éclatante, jambes-serpent – incarne l’ambivalence de ces monstres proches et inquiétants.
Les chimères habitent les mythes ; nul mythe sans dessein politique. Ces fantômes, prisonniers de leur cadre et accrochés au mur, défient les clichés et perturbent les chroniques manichéennes. Face à ces destins amalgamés, comment croire qu’il n’existe que deux voix ?
Pour Le chant du Bougainvilliers (collages, photographies et textes in situ, 2024), Tanoé Ackah gomme la dimension fabuleuse des créatures précédentes : les chimères sont ici sociales. Les épisodes réels sont joués par la grand-mère, le grand-père, les soeurs, les petits-enfants, une diplomate du Costa-Rica, un journaliste sportif, les joueurs de l’équipe nationale de football de Côte d’Ivoire. Pour l’artiste, les bonbons trop sucrés, les tubes de Highlife, les chasses aux insectes sont intimement liés aux soubresauts politiques, aux guerres d’hier et aux rêves de meilleurs lendemains. Tout s’éclaire à la lueur des rayons de cette « chère Bougainvillée », renaissant à chaque printemps, emblème (du jardin) de sa grand-mère.
Rituels
Sculpter dans du papier de soie les mille fleurs qui tiennent le rôle principal dans deux installations, Mille champs de fleurs et Love Sory (2024), centrées sur la figure d’Agnès, la source, la matriarche, la Géante.
Accompagner, filmer, photographier, à chaque retour dans sa maison d’Abidjan, un glaçon jusqu’à sa disparition, Endless (2023…).
Gaufrer, encore et encore, les motifs de sa marmite – feuilles, poissons, rayures – jusqu’à tapisser un mur de dessins pour le transformer en fresque-mosaïque, Car le marigot va à la rivière (2025).
Déchirer, lacérer, dans le silence faire jaillir le cri du tissu de La couverture pour en offrir des bandes aux présents (performance, 2018). Grâce au partage des larmes de Kpké Kplé, peintes sur le lin, la cérémonie funéraire est communion, le deuil repos, le linceul refuge.
Frotter le sol recouvert de cendres noires et devenir Celle qui lave après avoir été celle qui lit. (lecture performée, 2018-2023).
Écrire. Des essais, des contes, des poèmes, jusqu’au ravissement.
Par ces gestes répétitifs, par ces rituels qui emplissent l’espace et enveloppent l’existence, Tanoé Ackah tisse l’éternel recommencement.
​
Soleil noir
Tout gravite autour d’une photographie de famille. Cliché jauni. Le portrait d’une jeune femme, de ¾, plan serré, des épaules aux cheveux. Sa gorge est nue, son cou serti d’une fine chaine en or. Elle porte un pagne en wax hollandais, orné de symboles Adinkra – force et humilité. Du visage, il ne reste que le menton, un morceau de lèvre, une commissure, une oreille et une mèche rebelle sur le front. Le reste a été arraché. À sa place, un gouffre noir, au liseré blanc. Non pas un cercle mais une béance informe, une déchirure. L’angoisse. Un vide qui attire et dévore.
Une vision sourde, contenue dans toutes les œuvres de Tanoé Ackah, sans jamais apparaitre.
Je la vois comme le soleil noir, régnant sur son imaginaire. Un souvenir tendre et coupant, origine de souffrances et source de bonheur.
« Je me demande où est ce monstre. N’est-il plus dans mon ventre ? »,
Les Géants sont tombés
​
​
​




